Dans les années suivantes, son emprise sur l’œuvre devint de plus en plus grande, tandis que Jeanne, infatigablement, quêtait pour les nouvelles maisons, travaillait directement à des fondations, accourait pour soutenir et sauver celles qui chancelaient, garantissait par sa présence et son nom la valeur et le dynamisme des initiatives prises en faveur des personnes âgées démunies.
L’approbation épiscopale obtenue, l’installation de la maison-mère à Rennes réalisées, l’abbé Le Pailleur prit une décision qui allait modifier totalement l’existence de Jeanne : il l’appelle à la maison-mère ! Elle vivrait cachée derrière les murs de La Piletière, occupée à d’humbles tâches ! Jeanne obéit humblement. Elle devait rester là – à Rennes puis à La Tour Saint-Joseph en Saint-Pern – sans responsabilité, jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant vingt-sept années !
Au sein de la congrégation, elle n’était plus désormais que « Sœur Marie de la Croix » même si le nom de Jeanne Jugan reste bien vivant dans les mémoires. Elle allait vivre toute petite. « Soyez petites, bien petites, seuls les petits plaisent au Bon Dieu ! »
Elle ne revendiquait rien, elle vivait pleinement son effacement. Bien plus tard, une sœur a noté : « Jamais je ne lui ai entendu dire la plus petit parole qui pût faire supposer qu’elle avait été la première supérieure générale. Elle parlait avec tant de respect, tant de déférence, de nos premières bonnes Mères (= supérieures). Elle était si petite, si respectueuse dans ses rapports avec elles... »
Un jour, elle dit aux postulantes dont elle avait la charge : « Nous avons été greffées dans la Croix. » Cette greffe était bien vivante. Le 9 juillet 1854, le Pape Pie IX approuva la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres. Joie profonde pour la joie de Jeanne.
Pour se faire reconnaître comme fondateur et supérieur général de ce nouvel institut, l’abbé Le Pailleur avait, progressivement, déformé l’histoire des origines. Pendant les trente-six années qui suivirent, les jeunes qui entrèrent dans la congrégation n’apprirent qu’une histoire truquée où Jeanne apparaissait comme la troisième Petite Sœur des Pauvres.
L’abbé, lui, se faisait donner des marques de respect tout à fait excessives ; il exerçait sur la congrégation une autorité absolue : tout passait par ses mains ; toute décision était prise par lui ; en toutes choses, il fallait recourir à lui.
Pendant plus de quarante ans, Marie Jamet lui avait été docilement soumise : elle croyait bien faire. Mais elle avait souvent été déchirée entre ce qu’elle pensait être son devoir d’obéissance et le respect de la vérité. Peu avant de mourir elle a reconnu : « Ce n’est pas moi qui suis la première Petite Sœur des Pauvres ni la fondatrice de l’Œuvre. C’est Jeanne Jugan qui est la première et la fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres. »
Jeanne, elle, avait vécu tout cela avec lucidité, et ne pouvait approuver ; mais sa foi s’élevait plus haut que ces manœuvres. Elle gardait le cœur libre et a pu dire à l’abbé Le Pailleur : « Vous m’avez volé mon œuvre ; mais je vous la cède de bon cœur ! » Ce détachement n’allait pas sans souffrance. A une amie venue la visiter, elle déclara : « Ne m’appelez plus Jeanne, mais sœur Marie de la Croix. » Son amie la regarda. Jeanne se taisait. C’était le silence de Marie au pied de la Croix.
Quant à l’abbé Le Pailleur, après une enquête demandée par le Saint-Siège, fut destitué en 1890 et appelé à Rome où il acheva sa vie dans un couvent. [1]